1954 La quinzaine

De Wikicitoyenlievin.

La douceur, le ciel bleu semé de quelques nuages avaient laissé entrevoir l’arrivée du printemps.

J’avais donc pu jouer « dehors » , dans la rue, comme les autres enfants.

Les 2 voitures qui passaient par jour ne pouvaient pas nous mettre en danger.

Quant au cheval tirant le chargement de bière, il n’était que l’occasion de nous faire une ballade gratuite jusqu’à l’entrée de la rue James Watt.

ça sentait déjà les prochaines grandes vacances.

Tout à coup, mon regard fut attiré par un bout de carton de couleur brique dans le caniveau…

Le carton qui permettait aux mineurs de toucher leur « quinzaine ».

Je m’approche, le ramasse, l’ouvre : la fiche de paie, quelques billets de banque et la monnaie roulée dans un billet…

Je cours porter ce petit pactole à ma mère. La fiche de paie portait l’inscription : Mohamed X… Que faire ?

Pour moi, la seule chose qui m’importait ce jour là, était l’arrivée de Madame G. avec son chargement de livres.

Elle portait à domicile, chaque semaine, les abonnements de chacun.

Et moi, j’attendais Le Pèlerin…et surtout Pat’Apouf !


                                             Fichier:Pat_Apouf.jpg


Voilà justement sa mobylette, avec ses deux gros sacs et son cageot sur le porte bagage, qui débouche au coin de la rue Edison.

Elle s’arrête devant notre maison, sort le « Nous Deux » et mon magazine de l’un de ses sacs et entre dans la cour.

Ma mère est toujours à regarder sur la table de cuisine le petit trésor que j’ai rapporté.

« -Regardez, Madame G. ce qu’Albert à trouvé ! »

Un rapide coup d’œil de Madame G qui annonce : « - Je sais où il reste, car j’ai une cliente qui est sa voisine. C’est rue Lully dans la cité Magnesse… »

Comment cet argent s’est –il retrouvé à 3 km de sa destination ?

Madame G. annonce que sa tournée est pratiquement finie et qu’elle peut m’y conduire.

Quelques minutes plus tard je la suis avec mon vélo.

Le faux plat de la rue Montgolfier a vite raison de mon ardeur à vouloir suivre la mobylette.

Elle ralentit et m’attend. Le pont Planard au dessus des voix de chemin fer , puis la cité et ses rues de terre, de cailloux, de flaques.

Rue Lully nous posons nos véhicules et frappons à la porte.

Une dame nous ouvre, les larmes dans les yeux et demande dans un français hésitant le sujet de notre venue.

Madame G dit : «  - On peut entrer, le petit à quelque chose pour vous ? »

La dame s’efface et nous pénétrons dans la cuisine.

Mohamed X est là, assis à côté de son poêle, le pied sur le bac à charbon, la tête appuyée sur sa main, le regard vague…

Je sors alors de la poche intérieure de mon blouson, la paie que j’avais tâtée tout au long de la route pour être sûr de ne pas la perdre.


                                               Fichier:paie.jpg          modèle



Deux cris…

Deux regards fous…

Deux joies incontrôlables…

Deux têtes d’enfants qui passent par l’entrebâillement de la porte de salon…

Deux étreintes…qui m’empêchent de respirer…

Deux minutes de vrai bonheur…

Pour la première fois de ma vie j’ai goûté au thé à la menthe…et aux pâtisseries aux goûts d’ailleurs…

Je n’ai jamais revu cette famille. 10 ans plus tard, rue Henri Martin, dans un petit chalet au fond du jardin, Madame G. deviendra locataire de ma mère jusqu’à sa mort et

celle de son époux

À suivre